Je reviens sur cette histoire de Calibri vs times new roman. Trump (ou son administration, ou Marco Rubio) n’est pas le premier à émettre des dictats concernant la typographie. Les relations entre celle-ci et la geste politique sont millénaires. Et ce dès la conception des caractères.

Cela tient à l’histoire même de la typographie. Très souvent, à ses débuts, l’écriture est réservée aux élites. Quelle qu’elles soient.

Prenons par exemple le cas de l’écriture égyptienne. Dans l’Egypte antique (3000 avant JC), la grammaire est très compliquée et le vocabulaire riche. L’écriture – les hiéroglyphes – gravée dans la pierre, sert avant tout à transcrire des textes sacrés ou officiels et elle est réservée aux élites cultivées.

Parallèlement aux hiéroglyphes, un autre type d’écriture apparaît : l’écriture hiératique (ou cursive). Plus simple et moins travaillée, calligraphiée, elle permet de rédiger plus rapidement des textes.
Elle comporte toutefois, comme les hiéroglyphes, des idéogrammes, des phonogrammes et des déterminatifs. Elle est encore réservée aux scribes, elle leur permet juste de travailler plus vite pour les affaires courantes.

En 650 avant J-C, une autre écriture cursive se développe, encore plus simplifiée : l’écriture démotique. Cette nouvelle forme n’est plus réservée aux scribes et sa « simplicité » va lui permettre de s’étendre à d’autres couches de la population. Notamment aux commerçants.
La démocratisation de l’écriture est une notion importante. En permettant la diffusion du savoir, elle se lie intimement à la chose politique et à la démocratie. Ce qui fait que de nombreux hommes de pouvoir ont voulu y mettre leur patte.

Hiéroglyphes sur le masque funéraire de Toutankhamon. Photo dinosoria.com

Ecriture cursive (ou hiératique) extrait du Livre des Morts Paris BNF.
Ecriture démotique – Acte de location Thèbes – 534 avant J.-C. (Musée du Louvre).

Jusqu’aux Romains, l’écriture servait à communiquer et à vendre. Les Romains ont été les premiers à s’en servir pour gouverner et assoir leur empire. Ils ont imposé le latin et son écriture dans tous les pays conquis. Un formidable outil pour imposer leur culture, faire leur propagande, etc.

Une véritable volonté politique de communication qui a fait faire de grandes avancées à notre écriture. Il faut bien le reconnaître. Par exemple, pour rendre leurs textes plus lisibles, ils ont séparés les mots entre eux, la plupart du temps avec un point. Pour rendre visibles leurs messages, ils ont, sur tout ce qui était à hauteur d’homme, les stèles par exemple, gravé les messages en petits caractères. Et sur tout ce qui était en hauteur, en haut des monument ou des arc de triomphe, ils ont augmenté la taille des lettres, la largeur et la profondeur de la gravure, au fur et à mesure de l’éloignement du lecteur. Ce qui est la prémisse de la différence entre minuscules et majuscules.
Qu’en imprimerie on appelle bas de casse et capitales. Pourquoi bas de casse ? Dans les prémisses de l’impression au plomb, les caractères étaient rangés dans des casiers appelés casse. Les minuscules étaient rangées en bas de ces casses. D’ailleurs, c’est toujours le cas. Si vous ouvrez un livre de police quel qu’il soit, vous verrez d’abord les capitales. Et en bas, les bas de casse.

A la fin de l’Empire romain d’Occident, l’Eglise a environ quatre siècles d’existence. Elle fait du latin sa langue sacrée, ce qui l’a d’ailleurs sauvée (la langue, pas l’église) et elle pérennise, dans un premier temps, l’écrit en caractère latin (ce qui a aussi sauvé cette écriture). Au moment des invasions barbares, tous les trésors culturels de l’Occident sont abrités dans les monastères : dogmes religieux, philosophie, littérature, livres sacrés, langue et écriture. A l’abri.

Dans ces monastères, la réalisation de livres calligraphiés permet non seulement de fixer et de transmettre les connaissances religieuses ou profanes, mais d’assurer une source de revenus non négligeable. Et un instrument de pouvoir puisque seuls les religieux détiennent le POUVOIR DE L’ECRIT. Wow !

C’est dans ce contexte qu’apparaît l’onciale (une typo dont il reste des traces dans le pubs irlandais). Elle devient le mode d’écriture majeur à partir du IIIe siècle et son emploi se généralise.

Pour des raisons essentiellement politiques il faut bien le dire : cette nouvelle écriture s’oppose à la graphie employée par l’empire romain (Rustica et Capitale romaine). En adoptant un nouveau style, la religion chrétienne, encore jeune, creuse le fossé qui la sépare des textes romains et païens.

Les typographies ne sont pas éternelles. L’onciale va décliner. En effet, sur l’éclatement de l’empire romain, de nombreux états féodaux se créent qui ont chacun leur écriture. A partir du VIIe siècle, on en arrive aux écriture mérovingiennes, absolument illisibles pour quiconque n’en a pas fait l’étude. La forme même des lettres devient indistincte et variable à l’infini. L’alignement n’est plus respecté. Les majuscules et les minuscules ne se différencient plus. Bref, c’est le bordel.

Charlemagne viendra y mettre bon ordre. Certes, il ne sait pas lire, mais il est conscient de la ­nécessité d’unifier les différentes écritures en usage dans son empire pour « dissiper l’ignorance, faire régner l’ordre et la clarté ». Il confie à Alcuin la réforme de l’enseignement de la grammaire, de l’éloquence et de l’écriture. Alcuin s’exécute et va créer un lettre qui sera la seule autorisée dans tout l’empire : la caroline. C’est strictement une minuscule, très ronde et très lisible. Même par des manants d’aujourd’hui. Elle atteint sa perfection à la fin du IXe siècle

Mais, je l’ai dit, en matière de typographie, rien ne dure (plusieurs siècles quand même) et, dès la fin du XIIe siècle, c’est l’écriture gothique qui s’impose.

La gothique n’a pas ses racines en Allemagne comme on pourrait le croire mais en Angleterre. Elle sert à l’administration de Guillaume le Conquérant des deux côtés de la Manche. La lettre est déformée en hauteur, elle s’étroitise.

Parallèlement, le développement de la société médiévale autorise l’émergence, au XIIe siècle, de la cursive gothique. On la trouve dans toutes sortes de documents et actes écrits de la vie quotidienne. Son essor est 

favorisé par l’apparition du métier de maître d’écriture et la création d’ateliers laïques. Le livre devient alors une marchandise qui se vend dans les foires.

Cette écriture très resserrée est souvent difficile à lire. C’est l’origine de l’usage du point sur les i –qu’on a gardé depuis – et des ligatures – seule l’esperluette a survécu. Ces rapprochements permettent au scripteur de faire des raccourcis et donc de faire des économies sur le papier et sur le temps de calligraphie. C’est qu’écrire un livre au sens le plus pratique du terme, c’est long et ça coûte cher en papier.

Et puis un jour est arrivé Gutemberg. Si celui-ci n’a pas inventé l’imprimerie stricto sensu, il l’a grandement améliorée. Son invention débarque à une période où les besoins de la société croisent les moyens dont elle dispose. Très vite, dans cette moitié du XVe siècle, se créent des ateliers de typographie et d’imprimerie un peu partout : Strasbourg (1460), Subiaco près de Rome (1464), Bâle et Augsbourg (1468), Venise (1469), Nuremberg et Paris (1470), Lyon (1475), Anvers, Westminster…

Chacun y va de sa conception typographique. Le Français Nicolas Jenson crée une des « plus belles lettres » (1470) qui servira de modèles à de nombreux graveurs, la lettera antiqua formata. Et l’Italien Alde Manuce crée en 1501 l’italique en cherchant à reproduire l’écriture courante de la chancellerie de son époque.
L’humanisme, qui caractérise la Renaissance, et la Réforme protestante, qui lui est contemporaine, n’auraient sans doute jamais pu atteindre leur niveau d’expansion sans ce nouvel outil qui permet une grande diffusion des idées par l’imprimé, à un prix abordable. Les « hérésies » cathares et albigeoises, trois siècles plus tôt, qui n’eurent pas cette chance et pour cause, furent exterminées.

Face à un tel foisonnement et un tel potentiel de diffusion, il est bien évident que les pouvoirs en place ne vont pas rester indifférents. En 1539, François Ier promulgue l’édit de Villers-Cotterêts qui stipule que le français, alors simple langue vernaculaire, devient langue officielle et remplace le latin. Tout reste à inventer : la ponctuation, l’orthographe, l’accentuation car jusqu’alors le français n’avait pas eu l’occasion d’être étudié du point de vue de son expression typographique (il n’avait quasiment jamais été imprimé). Il faut donc créer de nouveaux caractères pour accompagner la volonté politique du roi.

Ces nouveaux caractères sont l’adaptation graphique parfaite pour la transcription de la langue française que les grammairiens, tel Robert Estienne, commencent alors de régir. Le Caslon, qui répond aux nécessités de transcription de la langue anglaise, est créé en Angleterre à la même époque. C’est donc dans ce contexte que Claude Garamont (qu’on écrit aussi Garamond à cause de son pseudo Garamondus) va créer le romain (caractère droit par opposition à l’italique) de ce célèbre caractère, qui porte son nom (1544), bientôt suivi de l’italique inspiré des travaux de Manuce.

Garamont romain
Garamont italique

Caslon

Une typographie que l’on utilise toujours à notre époque. Elle est l’adaptation graphique parfaite pour la transcription de la langue française. Pour la petite histoire, Garamont grave également, toujours pour François Ier, des caractères grecs, appelés « Grecs du Roy », dont les poinçons sont conservés à l’Imprimerie nationale et ont été classés monuments historiques en 1946.

En 1631, Théophraste Renaudot lance La Gazette de France : ce sont les débuts de la presse. A la sortie des guerres de religion, qui ont perturbé l’Europe et, du coup, l’imprimerie, Richelieu fonde, en 1640, l’Imprimerie royale. Il marque ainsi la volonté de l’État de soutenir le livre.

Louis XIV poursuit cette politique. Colbert lance en 1675 le projet de l’encyclopédie dont les premiers travaux vont porter sur l’imprimerie. Pour célébrer son pouvoir et son rayonnement, le roi exige qu’on invente de nouvelles formes typographiques.

Il commande une lettre – le romain du roi – dont l’absolue beauté se doit de rayonner sur toute l’Europe. Ce défi est confié au graveur Philippe Grandjean qui s’inspire de l’étude imposée de l’abbé Jaugeon. Ce dernier veut plier la lettre à la géométrie, à l’image de l’architecture du palais de Versailles. La lettre d’imprimerie était jusque-là construite sur des fondements manuscrits et calligraphiques. Elle se trouve maintenant dessinée avec règle et compas. Ainsi emprisonnée, elle semble refléter les exigences d’un règne codifié à l’extrême. Le Grandjean, plus souvent appelé Romain du roi répond à près d’un siècle d’absolutisme.

Heureusement, les travaux de gravure de Grandjean adaptent intelligemment ces règles nouvelles, parfois impossibles à respecter sans outrager celles, fondamentales, de l’œil et de l’équilibre des formes, de sorte que ce caractère si marquant de son époque constitue la référence d’une bonne part de la typographie moderne : les Baskerville, Didot, et Bodoni lui doivent beaucoup.

Autre exemple des diktats politiques sur la typographie, Napoléon 1er. Pourrait-on imaginer l’empereur ne pas fourrer son nez dans les lettres. Pourrait-on imaginer typographier pour l’Empereur comme on le fit pour les rois Louis XV et Louis XVI ? Impossible.

Il a donc fallu créer la typographie de l’Empire, révélatrice des préoccupations de l’époque  : stricte, intellectuelle, logique et respectueuse du Canon. C’est ainsi que sont nées les didots du nom de son créateur, Firmin Didot (son frère, Pierre-François, créa le premier code typographique, cauchemar de mes apprentis journalistes).

Le N napoléonien en didot

Comme toujours dans l’évolution des écritures, l’esprit du temps est fortement présent dans les graphismes, l’écriture et la typographie. L’élaboration du Code Civil, qui tend à organiser la société française, induit en typographie l’avènement d’un rythme particulier extrêmement régulier.

Le didot, adopté sous l’Empire, puis sous la Restauration, s’étend rapidement aux démocraties du monde entier grâce à ses formes épurées et l’autorité 

naturelle qui se dégage de son graphisme fait de formes pures, d’intersections de lignes se croisant à angle droit, de pleins et de déliés fortement opposés. Comme quoi, un autocrate pouvait inspirer une base de la démocratie. Ce fut le dernier à utiliser la typographie comme outil politique.

Le dernier, jusqu’à Mister T apparemment.

Les caractères bâton, dont fait partie de Calibri, on été créés dans la première partie du XIXe siècle avec la naissance de la publicité, notamment en Angleterre. Pouvant supporter des graisses importantes, ils peuvent être visibles de loin. L’absence d’empattement leur permet d’être fortement étroitisés et serrés les uns contre les autres. C’en est fini des politiques, place aux caractères pratiques et aux l’influences artistiques de l’époque.

En 1931, le journal londonien The Times demande à Stanley Morison de créer un caractère mieux adapté aux contraintes de la presse. L’année suivante sort le Times qui se caractérise par des ascendantes et des descendantes courtes, permettant de mettre davantage de lignes dans les colonnes tout en conservant une excellente lisibilité.

Et contrairement à ce que dit Wikipédia, le Times et le Times New Roman ne sont pas la même police. Enfin, pas tout à fait. Le Times est bien la police créée pour The Times au début des années trente, dessinée pour la fonderie Monotype et pour une utilisation spécifique en composition de presse.

Le Times New Roman, lui, est une version commercialisée du même dessin, adaptée et distribuée plus largement, notamment dans les systèmes Microsoft, d’où sa présence massive dans les logiciels de bureautique.

Même si beaucoup de sites considèrent que la typo bâton est plus lisible sur le Web que celle à empattement, je continue à préférer cette dernière. Mais comme je le disais hier, ce qui fait la lisibilité d’un caractère, en plus de son dessin, c’est le corps et l’interlignage. Si l’équilibre est respecté, quoi qu’on choisisse, ça fonctionne.

Marco Rubio associe l’adoption de Calibri en 2023 aux politiques de diversité, d’équité, d’inclusion et d’accessibilité (DEIA) de l’administration Biden, désormais démantelées. Je lui rappelle quand même, c’est que ce qui préside à la conception des caractères c’est qu’ils puissent être lus par le plus grand nombre.

 

 

Pendant dix ans, j’ai donné un cours d’initiation à la typographie (dont ce post est un résumé). Pour le créer, j’avais quelques sources
– Perrouseaux Yves, Manuel de typographie française élémentaire, Ateliers Perrousseaux éditeurs. L’atelier en question publie de nombreux livres sur la typographie dont je rêve.
La typographie, BNF
Le formidable site Gallica.
MCAD Library – Art of the Poster – 1880-1918

Ceci est ma participation au calendrier En Avent les blogopotes, une idée d’Anne, du blogallet : faire un post sur un thème qu’elle donne et qui change tous les jours.. Aujourd’hui, c’était Conception.