Lors d’une discussion un peu politique, dans la vie réelle ou sur un blog, quand on veut assommer quelqu’un par des arguments massues, on sort… les chiffres. Surtout quand on sent que sa position n’est pas vraiment assise. C’est bien connu, les chiffres ne font pas de politique, les chiffres n’ont pas d’avis, ils sont LA vérité pure et dure, ils sont irréfutable, ils sont ! un point c’est tout.
Ainsi, il n’y a pas longtemps, Samantdi et moi faisions une note sur la situation de ma sœur Alixire, professeure précaire et archi exploitée par l’Education nationale, exploitée d’une façon que la plupart des entreprises privées n’oseraient même pas imiter (et pourtant, ils sont capables du pire). Mais l’Etat s’arroge bien des droits qui n’en sont pas. Enfin, là n’est pas le débat.
La discussion a pris sur le blog de Samantdi, et Patrick, qui est un débatteur redoutable, adorant porter la contradiction, a entamé le couplet : « Je ne voudrais pas poser les mauvaises questions du style et si les privilégiés cédaient un tout petit peu de leurs privilèges ne pourraient pas ainsi donner plus de chances et de moyens à ceux qui souhaitent intégrer de manière définitive cette grande et magnifique administration figée depuis des lustres par un refus de négocier autre chose que plus de privilèges. » (Notons au passage, qu’il ne veut pas, mais qu’il le fait quand même, c’est à cela qu’on l’on reconnais le débatteur…)
Si on porte l’argument jusqu’au bout de sa logique, on peut comprendre : si Alixire a des problèmes, c’est de la faute de Samantdi. Bien sûr, Patrick n’a pas dit cela. Mais il a quand même dit que s’il y a des enseignants vacataires, c’était de la faute aux titulaires qui ne veulent pas partager et renoncer à leurs privilèges.
Volée de bois vert immédiate de la par de Samantdi et de bien d’autres. Et là, Patrick, royal, de nous sortir les chiffres : dette publique française, etc. (vous saviez au fait qu’on ne mettait jamais trois petits points après etc ? C’est redondant. Moi, je le sais, mais des fois je ne peux pas m’en empêcher).
Les chiffres, je n’aime pas ça. En fait non, ce n’est pas les chiffres que je n’aime pas, c’est la confiance qu’on a en eux. Et ne venez pas me dire : « Oui, mais c’est parce que tu n’es pas matheuse, toi, tu es une littéraire, les maths, t’y connais rien d’abord. »
Qu’est-ce que vous en savez ? Hein ? J’ai toujours été très bonne en math. En terminale, j’avais 19 de moyenne sur l’année. J’ai même demandé à mon prof de baisser ma moyenne à 16 (on n’avait pas fini le programme, je me suis dit que si je tombais sur un truc qu’on n’avais jamais fait, avec un 19, ça risquait de ne pas faire crédible, j’ai eu 13 au bac). Bon, d’accord, j’étais en terminale A. Mais quand j’étais en 2e, j’ai toujours eu la moyenne. Et avoir la moyenne, dans ma classe de 2e C, c’était faire parti des 5 premiers. Non, moi, mon truc, c’est que la physique et la chimie, ça me gonflait royal. J’aimais les maths pour les maths. Je refaisais des exercices le soir pour me détendre, pour m’amuser. Certains font des Sudoku, moi je faisais des stats… ou des identités remarquables. J’ai même rabiboché des camarades de ma classe de 1re et de terminale avec cette matière. C’était pas gagné. Elles ont commencé l’année avec des zéros, elles l’ont fini avec la moyenne. Il faut dire que mon approche était un tantinet plus ludique que celle de nos enseignants… (si un prof de math me lit, aucune cause n’est jamais perdue).
Donc non, si je me méfies des chiffres, ce n’est pas parce que je ne les aime pas ni parce que je ne les connais pas. C’est parce que je sais qu’on peut leur faire dire n’importe quoi. Et les interpréter de façon tout à fait erronée.
Tiens, par exemple, dans mon journal que j’aime et dans lequel je travaille, les mêmes chiffres de publication peuvent être annoncés aux salariés de façon tout à fait différentes.
Exemple 1 : ça ne va pas du tout. Les chiffres sont mauvais. On a fait les pires ventes. C’est la catastrophe. 50 000 exemplaires de moyenne en vente kiosque au numéro, ce n’est pas possible.
Exemple 2 : C’est pas mal. On s’en sort mieux que la concurrence. Le journal se redresse. Nous sommes sur la bonne voie. Il y a un mieux certain. 50 000 exemplaires de moyenne en vente kiosque au numéro, c’est vraiment pas mal.
Je précise que dans les deux phrases précédentes, seuls les chiffres sont totalement erronés – je les ai changé exprès. Tout le reste, je l’ai entendu. Dois-je ajouter que dans le premier exemple, quelques jours plus tard, on annonçait à la rédaction des mesures de restrictions et des suppressions de poste ?
C’est comme cela à l’intérieur des entreprises, c’est la même chose dans les journaux et pareil au gouvernement. Les chiffres ne mentent peut-être pas, mais leurs utilisateurs, beaucoup. Au moins par omission.
Je lis souvent avec intérêt la lettre d’information de Pénombre. Dans le dernier numéro, il y a une démonstration assez magistrale sur le chiffre du chomage des jeune. C’est important tout de même, ce chiffre. Un jeune sur quatre serait au chômage. Ça cause, ça émeut. On s’inquiète pour nos enfants, pour leur avenir (et le nôtre, qui va payer ma retraite alors, hein ?). Ce chiffre, énorme, a notamment servi à justifier la projet de loi du gouvernement sur le CPE.
Mais en se posant les bonnes questions – qu’est-ce qu’un jeune ? qu’est-ce que le chômage ? – et en y répondant, Alain Gély démontre la totale incohérence de cette donnée. Allez lire, c’est clair, c’est drôle, c’est compréhensible par tout le monde, y compris par les gens qui n’aiment pas les chiffres, et ça remet bien les choses à leur place.
Pénombre, c’est une association
créée en juin 1993, pour développer un espace public de réflexion et d’échange sur l’usage du nombre dans les débats de société. Les nombres sont des êtres sociaux, résultats d’une construction dont il vaut mieux connaître le maçon et l’entreprise. Pour que les nombres commencent à prendre sens, il faut connaître les définitions, les concepts utilisés. Sans être spécialiste, on peut se poser quelques questions sur les méthodes de collecte de l’information. Quand on lit par exemple dans la presse à propos des écoutes téléphoniques : «100 000 Français victimes d’interceptions sauvages», on peut naïvement se demander «Comment fait-on pour recenser les écoutes téléphoniques sauvages?Le nombre comme être social a sa vie, une longue vie parfois. Il roule de-ci de-là dans le corps social pour atteindre tel ou telle, des millions de tels à l’heure du petit-déjeuner ou à «20 heures». Il se joue des frontières et des supports.
Comment cette entité est-elle reçue par un journaliste, un ministre, un électeur? Qu’en fait-il, à quoi cela lui sert-il? Mystère. Pénombre entend contribuer à lever le voile en favorisant la rencontre de tous ceux qui, à un titre quelconque, participent à cette vie sociale des nombres. Son recrutement éclectique tend à faire un peu oublier à chacun son rôle convenu.
Leur parti pris, c’est le doute, la question, comment ça marche, une démarche assez scientifique somme toute. Mais c’est aussi le rire et l’humour. Dans leur présentation, on peut ainsi lire ceci :
– Quel drôle de nom pour une association qui se veut très ouverte! Vous n’avez pas peur qu’on vous prenne pour une secte satanique?
– Le risque est assez faible… (rire démoniaque). La plupart des fondateurs sont des spécialistes de la justice pénale (chercheurs, chargés d’étude ou de communication, statisticiens, magistrats). «Pénombre», c’était la contraction de «pénal» et de «nombre», mais dès le début, nous avons voulu nous intéresser à d’autres questions, pour en arriver maintenant à ne rejeter a priori aucun domaine de la vie sociale.
En ces périodes troublées de pré campagne électorale, où chacun s’entend à raconter un peu n’importe quoi, moi je dis que des gens comme ceux qui animent pénombre, s’ils n’existaient pas, il faudrait les inventer. Comment, vous être encore là ? Mais vous devriez déjà être en train de les lire…
Et je remercie beaucoup Kriss Graffiti qui m’a fait découvrir cette association lors d’une de ses émissions « Le crumble de Kriss ». Si ça en intéresse certains, j’ai encore le podscast.
1. Le mercredi 27 septembre 2006, 15:17 par Moukmouk
D’autant plus que 84 % du temps que quelqu’un nous cite un chiffre il est erronné.
2. Le mercredi 27 septembre 2006, 16:57 par Anne
Comme toi. Pour les chiffres et pour le « etc. »

3. Le mercredi 27 septembre 2006, 21:35 par fjl
Beau blog, super! Je vous ai mis sur blogroll. 
4. Le mercredi 27 septembre 2006, 22:04 par Amazone
Que linda menina !
A fotografia também é muito legal.
5. Le mercredi 27 septembre 2006, 22:08 par Akynou/racontars
Fjl : merci, je suis touchée par ce compliment. Malheureusement, je n’ai pas l’anglais assez « fluent » pour tirer profit du vôtre 
Amazone : que menina ? voce se equivoco de post.
6. Le mercredi 27 septembre 2006, 23:10 par Fauvette
C’est vrai on peut triturer les statistiques pour leur faire dire ce que l’on veut.
Quant aux chiffres des sondages c’est encore pire.
Je ne connaissais pas Pénombre, merci je penserai à consulter cette lettre.
Moi aussi j’aime Kriss G. depuis des années, rien que sa voix me met de bonne humeur.
7. Le mercredi 27 septembre 2006, 23:36 par Akynou/racontars
Oui, Kriss et nous, c’est une longue histoire d’amour 
8. Le mercredi 27 septembre 2006, 23:50 par Otir
Faut-il omettre les points de suspension si on écrit etc en entier ? je les aime bien, moi, les points de suspension…
Sinon, pour les chiffres, entièrement d’accord, je leur trouve une poésie particulière aux chiffres, et comme dans la poésie, ils jouent sur des registres émotionnels – sous couvert de « vérité indubitable », alors que c’est notre cerveau qui traite l’information qu’ils fournissent… avec tout ce que l’on sait d’aléatoire dans ce traitement !
Merci de me faire découvrir Pénombre !
9. Le jeudi 28 septembre 2006, 00:42 par Akynou/racontars
Otir. la règle, c’est de mettre un simple point après etc. Parce que etc et les trois points de suspension ont (presque) la même signification. Utiliser les deux revient à faire un pléonasme. Il y a tout un tas de petites règles comme cela que les gens ne connaissent pas où n’appliquent plus. Nous lisons etc. mais n’y faisons même pas attention et nous continuons à mettre allégement les trois petits points, parce que c’est vrai que visuellement, ils ont un sens.
Mais la langue écrite n’est pas faite pour être visuelle, c’est d’ailleurs ce que nous compensons beaucoup en utilisant des émoticons. J’essaie parfois de trouver les mots qui correspondent à ces gimmik, mais ce n’est pas si facile 
10. Le jeudi 28 septembre 2006, 23:15 par tirui
si si il y a des profs de maths qui te lisent, et qui ne connaissaient même pas pénombre, honte à eux. (mais qui tâchent de montrer que les maths sont ludiques).
11. Le jeudi 28 septembre 2006, 23:54 par Akynou/racontars
En écrivant cette phrase, Tirui, j’ai pensé à toi
Et puis aussi à ma prof de math en première. et je pense qu’entre vous deux, il n’y a pas que des années humaines. Il y a des années lumières. Ce n’était pas une mauvaise enseignante. Mes les filles qui avaient un blocage en math, elle ne savait visiblement pas quoi en faire 