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Comme souvent, je suis allée déjeuner au square d’a côté. A l’heure à laquelle j’y vais, je suis assurée de passer un moment de silence et de tranquillité. Parfois j’emmène un livre, parfois un magazine, parfois, juste mon cerveau pour rêver. Parfois rien du tout…

Aujourd’hui, c’était Le Nouvel Obs.

Et je suis tombée sur une double page, avec une très belle photo en noir et blanc d’une femme au regard et au sourire tendre mais inquiet. Cette femme, c’est Susan Sontag, essayiste et romancière américaine, courageuse et belle, de celles qui vous font follement aimer l’Amérique et croire en son intelligence.

Susan Sontag est décédée le 28 décembre dernier d’une leucémie. Je gage qu’elle n’a pas su grand chose du tsunami. Le Nouvel Obs reproduit une lettre qu’elle lui avait écrite le 29 avril 1994. Bien sûr, ce n’est pas aux victimes du ras de marée qu’elle pensait, mais à celles du siège de Sarajevo. Mais on ne peut pas s’empêcher de rapprocher le premier paragraphe des événements actuels.

« Lac de Côme. Qu’est-ce que le temps et qu’est-ce que l’espace? Ou plutôt pourquoi le temps? Pourquoi l’espace? Permettez-moi de me risquer à donner à ces éternelles énigmes une réponse plus succincte que celle de Kant. Le temps ? Le temps existe pour que tout n’arrive pas simultanément. Et l’espace ? L’espace, pour que tout ne vous arrive pas à vous.

» Et pourtant tout arrive bel et bien en même temps. Que vous voyagiez avec voracité ou que vous soyez tout simplement à l’écoute du monde (ce qui est aujourd’hui plus facile que jamais), toutes sortes de choses vous arrivent en effet.

» Le fait le plus inéluctable, le plus effrayant (le plus perturbant), le plus difficile à digérer, humainement parlant, est tout bonnement la coexistence des choses. Alors que ceci se produit, cela se produit aussi: en même temps. Pendant qu’en cette fin d’après-midi je suis là à écrire, et que par la fenêtre je regarde un toit de tuiles rouges avec sa grande antenne efflorescente, la géométrie de la montagne à l’autre bout du lac, le bleu œuf de mésange du ciel au-dessus de cette montagne, alors que je suis assise ici, convenablement reposée et nourrie, sincèrement insatisfaite comme il se doit des quelques pages que j’ai réussi à écrire aujourd’hui, à quelques centaines de kilomètres (à quelques centaines de kilomètres seulement), dans un pays appelé la Bosnie, dans une ville que je connais si bien maintenant appelée Sarajevo, des gens sont assassinés, affamés, humiliés, brisés: un autre génocide est en train de se commettre en Europe (le troisième de notre siècle) et les auteurs de ce génocide peuvent crier victoire en toute impunité. Cela se produit en ce moment même. Et c’est atrocement proche. »

Je n’avais jamais trouvé jusque là quelqu’un qui arrivait à transcrire par des mots ce sentiment que je porte quand une catastrophe arrive. Cette empathie qui fait que quelques mots, parfois des images me font toucher de l’âme une douleur telle qu’elle en est insupportable et que je force mon cerveau à penser à autre chose.

Ainsi, à midi, par exemple, j’ai choppé au passage les bribes d’une discussion entre deux gamines. L’une d’elle racontait ce qu’elle avait vu sur TF1 de la catastrophe : « Des parents avec un bébé…» Immédiatement, j’ai fermé les oreilles, blindé mon cœur et pris mes jambes à mon cou. Ces quelques mots avaient ouverts une fontaine de douleur qu’il me fallait tarir immédiatement.

C’est paradoxalement à cause de cette forte capacité d’empathie que je suis de nature résolument optimiste. Toujours étonnée de vivre, consciente de la fragilité du monde qui m’entoure, je savoure chaque instant d’avoir échappé à l’horreur, à la maladie, au meurtre, aux attentats.

Dans sa lettre, bouleversante, Susan Sontag parle aussi de son chez elle, de son métier d’écrivain, de ses amis de Sarajevo. Allez lire la suite, c’est un pur bonheur.

Le jeudi 6 janvier 2005, 15:09 par LaVitaNuda
V’oui.
Susan Sontag va nous manquer.
Les livres et les poèmes qu’elle aurait pu encore écrire aussi.

Le jeudi 6 janvier 2005, 20:51 par Aude dite Orium
J’ai revu dans un magasine la photo d’une femme (12/09/04) après la prise d’otage à l’école de Beslan en Russie, portant son enfant mort, je crois, dans les bras. Cette femme je l’avais vue répondre au journaliste avant l’issue terrible que connut cette prise d’otage. Quand j’ai vu la photo la première fois j’ai tout de suite reconnu cette femme. Son air farouche, furieux, portant la haine comme une cuirasse, dernier rempart contre la folie dévastatrice de la perte de sa chair de son sang de son enfant, m’a bouleversée immédiatement et je ne pu m’empécher d’éclater en sanglot. Je l’ai revue cet après midi, les larmes me sont venues et j’ai immédiatement refermé le magasine. D’en parler les larmes reviennent. Comment me protéger sans devenir indifférente, dure? Non, comment me protéger? Je refuse de voir les images du Tsunami. Je ne veux plus pleurer sur la misère du monde. Je n’ai plus la force. Mon empathie me ronge et me désespère. Je ne sais pas me réjouir de la non souffrance, je ne sais que la douleur d’un monde qui se perd.

Ou la la, mais qu’est ce qui me prend là? Ou diou, je crois que je vais boire un coup, manger aussi et pourquoi pas dire deux ou trois conneries ça ira mieux après. T’es pas maline toi aussi de nous pondre des posts pareil, t’as vu dans quel état ça me met? ;-)

Le vendredi 7 janvier 2005, 11:14 par Anne
C’est bouleversant.

Merci de cette ordonnance lecture.

Le vendredi 7 janvier 2005, 16:28 par Jazz
J’avoue, je n’ai pas eu la force de lire toute la note, ni même la lettre sur le site du NouvelObs.
Fainéantise ?
Ennui ?
Ni l’une, ni l’autre.
Juste les boules. Les boules de la guerre, de la misère, du malheur.
J’arrivais jusqu’à il y a 3 jours à ne pas trop me miner, à me dire que la vie reprendra ses droits, que les pertes humaines auront au moins servi à sauver peut-être d’autres vies humaines en alertant le monde entier sur l’importance de mettre des capteurs un peu partout sur le globe pour prévenir les populations de l’imminence ce genre de cataclysmes. J’arrivais à ne plus écouter les histoires de ces familles dévastées par la disparition d’un être cher ou de plusieurs d’entre eux.
J’y arrivais jusqu’à ce que mon amie Vivi, de retour de Martinique et de Guadeloupe me dise dans son mail : « Au moins je suis vivante à la fin des vacances… parce que si qlch comme ce tsunami arrivait aux Antilles, elles seraient complétement rasées… ».
J’ai rigolé des inquiétudes de ma Vivi, j’ai répondu un boutade, mais après deux minutes, j’ai imaginé ce que ce serait, et depuis, j’ai mal au cœur pour ceux qui, là-bas, souffrent et ont tout perdu.
Alors, je fais comme toi devant ces petites filles…