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Obey au château de Tours

Shepard Fairey aka Obey à Tours : le programme est alléchant. Quand on aime le street-art, la visite s’impose. Cependant, avec les filles, nous avons trainé des pieds. Alors que l’expo est ouverte depuis le printemps, nous n’y avons été que début novembre.

Les deux derniers étages du château ont été réquisitionnés pour présenter quelque 400 œuvres prêtées par de nombreux collectionneurs. C’est d’ailleurs un collectionneur d’art et son association, Les Ateliers de l’étoile, basé dans une commune proche de Tours, qui sont à l’origine du projet. 

Quatre cents œuvres, c’est conséquent ! Nous avons frôlé l’indigestion (je fais ma râleuse…). La scénographie du musée n’est pas en cause. Comme d’habitude, les salles, l’éclairage… tout est beau. Mais un peu tassé. Et on a du mal à dégager des thématiques, l’exposition étant essentiellement chronologique.

Il faut dire que l’art d’Obey est foisonnant. J’ai essayé d’organiser mes photos autour de thèmes (pas ceux de l’expo).

– André le géant
– Constructivisme
– Guerre, paix, vote, messages politiques
– Pop art : essentiellement des portraits de personnalités (peintres, musiciens…). Mais aussi des portraits anonymes
– Exotisme
– Ecologie

A la fin des années quatre-vingt, Shepard Fairey découvre dans un journal l’image d’un catcheur, André René Roussimoff surnommé André the Giant (et il l’était, géant !). Fairey détourne l’image en en faisant un pochoir puis un autocollant qui est diffusé dans la scène skate. Au départ, c’est presque une blague entre amis (“André the Giant Has a Posse”), sans message particulier. Juste une image liée à la culture skate et au goût pour Fairey pour les détournements visuels.

La répétition dans l’espace urbain de ce visage caricaturé, intrigue et circule de ville en ville. Il finit par devenir une sorte d’icône sans signification explicite. Ce qui semble ne pas avoir plu au catcheur et surtout à sa ligue de catch qui menace de poursuite. Fairey fait évoluer le dessin initial qui devient un logo, « OBEY Giant », plus stylisé, qui devient la signature de Fairey et le noyau de tout l’univers Obey. On le retrouve ainsi partout : affiches, fresques, marques de vêtements, etc. Et sur la quasi totalité des œuvres exposées.

C’est assez symptomatique du travail d’Obey de partir d’un élément fortuit qu’il décline jusqu’à plus soif. Mais qu’il transcende grâce à sa très grande culture visuelle. Ses influences graphiques mêlent propagande du XXe siècle, pop art, culture punk/skate et design typographique. De nombreuses choses que j’adore. Ses œuvres puisent notamment dans le constructivisme russe, l’esthétique des affiches politiques, le DIY punk avec des références à Warhol, à Haring, à Basquiat … Un vrai melting pot culturel. C’est sans doute pour cela que toutes les générations s’y retrouvent.

Prenons le constructivisme russe. Tout le monde, dans ma génération en tout cas, connaît ces images de propagande stalinienne à la palette de couleurs réduite et contrastée (le rouge, le noir, le blanc), pour maximiser la lisibilité et l’impact.

Le constructivisme, c’est d’abord le rejet de « l’art pour l’art » (trop petit bourgeois) au profit d’un art utile, tourné vers la production, la propagande, l’architecture, le design. L’artiste est vu comme un ingénieur chargé de participer à la transformation sociale plutôt et non d’exprimer une subjectivité.

Les compositions reposent de façon systématique sur des formes géométriques simples (rectangles, cercles, triangles), angulaires, diagonales et les asymétries qui suggèrent mouvement et dynamisme. La construction de l’espace est hyper lisible : structure apparente, superposition de plans, organisation presque architecturale de l’image.

Les typographies (ça c’est ma partie préférée) sont sans empattement, caractères gras, qui permettent d’écrire des slogans courts, souvent associés à des flèches, des lignes et des signes directionnels.

Évidemment, Obey n’a pas adopté l’idéologie du constructivisme. Il en garde les caractéristiques physiques pour mieux les détourner. Il adopte sciemment le langage visuel de la propagande soviétique (et aussi chinoise) pour dénoncer les manipulations dans les démocraties libérales. Il montre des « thèmes américains en style soviétique » en quelque sorte. Il reprend l’arsenal visuel pour le retourner contre d’autres formes de domination.

Et là où cela marche, c’est qu’il ajoute des références au pop art qui appartient à sa propre culture : usage de couleurs franches, de répétitions et d’images devenues icône… Il reprend des stratégies proches de Warhol ou de Lichtenstein pour fabriquer des images simples, reproductibles et immédiatement reconnaissables. Dans le même temps, il les détourne pour questionner pouvoir et consommation.

Comme le pop art, Obey utilise des aplats francs, des contours nets, une très forte stylisation des visages et des objets, comme dans les affiches pop des années soixante. Cette économie de moyens, combinée à des palettes limitées mais percutantes, vise une lecture ultra-rapide dans l’espace urbain saturé d’images.

Et c’est particulièrement remarquable dans ses séries de portraits.

En combinant le langage de la propagande, la diffusion de masse et les symboles qu’on peut facilement s’approprier, Obey transmet son message politique. L’enjeu n’est pas seulement le contenu des images, mais la façon dont elles circulent et interfèrent dans l’espace visuel dominé par la publicité ou la communication institutionnelle.

C’est assez efficace

Il réutilise, je l’ai dit, les codes de l’affiche soviétique et maoïste (diagonales, visages héroïsés, typographie, palette rouge/noir/blanc) pour parler d’autorité, de surveillance, de consumérisme ou de guerres contemporaines.

Il ajoute des slogans extrêmement courts (OBEY, HOPE, VOTE, mots-clés sur la paix, la justice sociale, la démocratie) qui fonctionnent comme des punchlines politiques et restent en tête comme un logo. Il diffuse ces messages via des collages sauvages, des stickers, des pochoirs, de grandes fresques murales.

Dès lors, son message politique s’impose dans la rue comme le font les affiches électorales ou la pub, sans passer par les circuits culturels classiques.

Ce qui ne l’empêche pas d’entrer dans les boutiques, les musées, les expositions. Fairey est États-unien. La déclinaison de ses images sur des affiches, des sérigraphies, en merchandising, dans les réseaux sociaux, si elle sert à diffuser un discours politique permet aussi de toucher un public (une clientèle ?) très large.

Cela dit, l’exposition construite de façon chronologique permet de se rendre compte qu’au fur et à mesure Shepard Fairey a d’autres préoccupations (écologie) et d’autres influences, qui viennent d’Asie ou du Mexique.

Fairey puise notamment dans l’iconographie bouddhiste comme les mandalas pour certaines œuvres. Ce qui témoigne d’un probable intérêt pour la spiritualité asiatique. J’en veux pour exemple les motifs de mandalas qui symbolisent la méditation et l’harmonie.

Par ailleurs, Fairey est influencé par le muralisme mexicain – en particulier par Diego Rivera – dont il réutilise la force narrative et l’engagement social dans ses fresques. Le caractère visible et engagé du mur comme support d’expression politique est un emprunt direct à cette tradition.

Ces dernières années, Obey met toutes ses influences (et leur efficacité) au service d’un message écologique. Son esthétique visuelle puissante traduit un engagement militant clair. Les formes géométriques, les lignes dynamiques et la palette de couleur du constructivisme – rouge/noir/blanc auxquels il ajoute des bleus – donne à ses images une force dramatique. Une rigueur graphique qui renforce le caractère urgent et systémique des messages écologiques sur la pollution, la déforestation ou le changement climatique.

Il sait aussi utiliser les références fortes des zones géographiques dont il dénonce le saccage. Les fresques et grandes images publiques, issues du muralisme, réveillent la conscience collective sur les enjeux environnementaux liés aux inégalités sociales et économiques.

Par ailleurs, Fairey s’inspire des motifs textiles traditionnels mexicains, notamment des formes florales, géométriques, et des symboles liés à la nature et à la culture indigène, tels que les spirales et les animaux stylisés ou les calaveras (tête de mort).

Selon le contexte local, il adapte ces éléments en les mélangeant à des messages politiques et écologiques contemporains. Il utilise aussi des couleurs vives caractéristiques de la culture mexicaine, tout en maintenant ses codes graphiques modernes et urbains, ce qui crée un pont entre histoire locale et discours global

L’exposition Obey au château de Tours se termine le 7 décembre.