Depuis quelque temps, la petite retombe en enfance. C’est vrai qu’elle est loin de l’avoir quittée. Elle est normalement à l’âge où l’on oublie ce passé de tout petit enfant pour mieux conquérir le futur. Mais elle résiste. Il y a quelques jours, elle déclarait qu’elle ne voulait pas vieillir (elle n’emploie pas le mot grandir) ni être une maman.
Elle dit ça sur un ton léger, comme si elle lançait une bonne plaisanterie. Elle ne s’appesantit pas. Elle ne s’appesantit jamais d’ailleurs quand elle exprime des choses importantes. Elle s’assure juste que sa mère a bien entendu et passe à autre chose. Ce n’est pas une discussion qu’elle recherche, c’est une information qu’elle me donne.
Sa mère a intégré l’information. Elle n’a rien dit. Ou pas grand-chose. Elle l’a juste observé d’un peu plus près. La petite est une enfant qui pétille de joie, toujours à faire un bon mot, une plaisanterie. Elle a une volonté de fer et ne tient que très rarement compte de ce qu’on lui dit quand cela contrecarre son désir. Il faut donc mettre tout son poids dans la balance pour la faire fléchir. C’est parfois fatigant. Cette vitalité débordante, le fait qu’elle bouffe ses sœurs et notamment la deuxième, font penser, souvent, qu’elle va bien, qu’elle n’a aucun problème.
Et pourtant. Le matin, à l’école, depuis le début de l’année, elle installe sa mère dans un coin de la salle de classe et grimpe sur ses genoux pour un câlin qui n’en finit pas. Et elle ne la laisse partir qu’à regret. Il n’en était pas ainsi l’an passé. Assise avec les autres enfants, elle dessinait et renvoyait très vite sa mère à ses chères études, lui disant, gentiment, mais fermement « Tu peux partir maintenant. »
Elle ne supporte pas de voir quelqu’un d’autre sur les genoux de sa mère. Dès que celle-ci la gronde, cela devient dramatique. Elle se met à pleurer et demande, totalement angoissée : « T’es plus ma poupouille » (ce qui veux dire en fait : « Je ne suis plus ta poupouille ? », mais elle est incapable de le mettre dans ce sens là). Quand son père la gronde – et c’est pourtant nettement plus impressionnant – elle n’a pas du tout ce genre de réaction. Ce n’est pas qu’elle s’en fout (ce serait difficile, tout de même, vu les décibels), mais ce n’est pas un drame. Alors qu’il suffit parfois que sa mère fronce le sourcil pour que la petite fonde en larmes. On la voit piquer des colères de désespoir, terribles autant qu’impressionnantes.
Un jour, elle a dit à sa mère qu’elle voulait être toujours son bébé. D’ailleurs, la petite ne voulait plus être appelée qu’ainsi : « Mon bébé. » Au début, sa mère a trouvé cela mignon. Mais devant tant d’insistance, cette exclusive exigée, elle a vite cessé le jeu, un peu mal à l’aise. Elle a regardé la petite, et lui a dit gravement : « Tu resteras toujours mon bébé, même quand tu seras grande, mais il en est de même pour tes sœurs… » Depuis, la petite n’en parle plus.
Sa mère a parfois l’impression, que la petite est tellement rapide qu’elle se fait peur et qu’elle essaie désespérément de se retenir à quelque chose qui la fuit. Et elle ne peut pas faire grand-chose pour l’aider car, grandir, c’est le lot de tous les bébés. Y compris les siens.
Lundi, Petite Rousse a rendez-vous chez la pédopsychiatre. Elle a des difficultés d’apprentissage à l’école pour ce qui concerne la lecture et le calcul. Pas le reste. Sa maîtresse la trouve très intelligente, très vive. Mais elle fait un blocage. Qui se dénoue peu à peu, mais c’est long. Sa mère la couve du regard. Elle a demandé à la psychologue scolaire de la suivre après suggestion de la directrice de l’école qui la voyait en peine. Curieusement, Petite Rousse a pris goût à ces rencontres où elle peut raconter des choses. Un matin, alors que sa mère la coiffait, entre deux « ouilles » et trois grimaces, Petite Rousse a dit qu’elle aimerait bien rencontrer quelqu’un à qui parler, comme C. (la psychologue). Sa mère s’interrogeant sur la nécessité, ou non, de l’emmener voir un pédopsychiatre, cela a achevé de la décider. Mais entre la décision et l’action, il peut se passer plusieurs semaines. Alors, Petite Rousse l’a relancée, il y a quelques jours. Et puis la maîtresse, lors de la remise du bulletin scolaire, a gentiment dit que ce serait bien, parce que Petite Rousse était en train de prendre du retard par rapport à ses camarades et que c’était quand même dommage…
Les larmes aux yeux.
Alors, le soir même, la mère a pris son téléphone et entrepris de trouver la personne à qui elle allait confier sa fille précieuse. Elle n’a pas mis trop longtemps à dénicher la dame, recommandée par suffisamment de gens pour quelle soit rassurée. Premier rendez-vous hier donc, à 10 h 30. La doctoresse a posé toutes les questions d’usage sur la famille. Et c’est ainsi que Petite Rousse a appris que sa grande sœur avait deux papas. Et que sa maman a su que sa fille avait des secrets à raconter à la dame. Il semble que Petite Rousse essaie désespérément de déposer quelque chose qui l’encombre. Une fois sortie du cabinet, elle a posé de nombreuses questions sur sa grande sœur. Sa maman ne lui a rien demandé de ses secrets. Ce n’est pas à elle qu’elle souhaite les confier. Elle ne peut pas grand-chose pour l’aider, car s’éloigner est le lot de tous les enfants. Y compris les siens.