« Ce que l’on appelle mondialisation, qui est l’uniformisation par le bas, la standardisation, le règne des multinationales, l’ultra-libéralisme sur les marchés mondiaux, c’est, pour moi, le revers négatif d’un mouvement prodigieux que j’appelle la mondialité. La mondialité, c’est autant l’aventure extraordinaire qui nous est donnée à tous de vivre aujourd’hui dans un monde qui pour la première fois, réellement et de manière immédiate, foudroyante, sans attendre, se conçoit comme un monde à la fois multiple et unique, que la nécessité pour chacun de changer ses manières de concevoir, de vivre, de réagir dans ce monde – là. » Edouard Glissant
Il y a deux semaines, un petit garçon arrivait à l’école maternelle en était d’hypothermie parce que l’EDF avait, en novembre, coupé l’électricité. Le mois précédent, c’est son grand frère qui est arrivé en classe avec une grave brûlure à la jambe, soignée à l’hôpital, mais due exactement à la même raison : pas d’électricité. La mère avait donc disposé dans leur petit appartement des bougies qui leur permettaient de se déplacer dans le noir.
Cette histoire se passait dans le quartier des Abbesses, à Paris, quartier que d’aucuns considèrent comme un endroit huppé regorgeant de bobos en tout genre.
Je vis dans ce quartier depuis plus de vingt ans. C’est vrai qu’une part de sa population a changé. Nous avions des bourgeois friqués un peu âgés. Ils ont été remplacés par des bourgeois friqués plus jeunes. Plus dans le coup. Cela reste des bourgeois avec de l’argent, mais on rigole plus.
Le quartier est à la mode. En fin d’après-midi, le soir, le week-end débarque une faune qui vient se divertir chez Amélie Poulain. Les marchands de volaille, de bonbons, les bouchers ont été remplacés petit à petit par des traiteurs, des marchands de fringues branchées, de bijoux à la mode. Les prix se sont envolés. Difficile de trouver une baguette de pain à moins de 1 euro. C’est sympa, il y a du monde partout, l’ambiance est agréable, mais je ne fais pas mes courses dans mon quartier. Je vais un peu plus loin. Sur le boulevard, ou rue d’Orsel. Il y a deux magasins ED. Deux. A cinq minutes l’un de l’autre. Et les caissières n’y chôment pas. Les bobos se ravitailleraient-ils chez ED ? Quelques uns, mais assez peu dans le fond. Ils préfèrent aller chez Champion, qui a totalement relooké son magasin et offre des chariots à panier tellement plus tendances que les habituels caddies. Les produits ne sont pas meilleurs, mais les prix beaucoup plus élevés. Alors qui va faire ses courses à ED ? Pour répondre à cette question, il faut dépasser les clichés, aller un petit peu plus loin que la rue Lepic et la rue des Abbesses, s’enfoncer dans les petites rues et les arrières cours.
Il existe par exemple des hôtels sociaux qui n’ont en fait de sociaux que le nom. Ce sont plutôt des marchands de sommeil propriétaires d’hôtels miteux qui louent leurs chambres à prix d’or aux services sociaux qui y logent les miséreux qu’ils prennent en charge. Souvent des familles chassées de leur maison ou leur appartement qui menace de leur tomber dessus.
Encore plus souvent des familles qui arrivent de Tchétchénie, d’Azerbaïdjan, d’Arménie, du Sri Lanka, de Pologne, etc. demandeurs ou non d’asile. Le temps que leur dossier soit accepté par l’Ofpra, il leur faut déjà attendre un ou deux ans. Le temps que le dossier soit instruit, il en faut encore quatre ou cinq. Ces familles restent donc à trois, quatre, cinq dans une seule petite chambre, enfants et parents, sans avoir de possibilités de se faire à manger, avec les sanitaires dans le couloir.
Et puis, dans le bas de la rue André-Antoine, dans les arrières cours de la rue Véron, dans les impasses de la rue Germain-Pilon, dans ce dédales de rue, il y a ces immeubles qui ne paient pas de mine, qui abritent dans des appartements délabrés ou des squats, des familles nombreuses, en situation irrégulière ou simplement des gens qui travaillent mais qui n’ont pas les moyens de s’offrir un autre logement. Un Paris populaire où il ne fait pas toujours bon vivre mais où l’on sait ce que solidarité veut dire.
Ce Paris-là me rappelle celui de mes grands-pères, nés du côté de Ménilmontant à la fin du 19e et au début du 20e siècles. Quinze ans d’écart entre les deux mais une expérience commune de la difficulté de vivre, des premiers boulots alors qu’ils n’étaient que des enfants, parce qu’il fallait bien que la famille mange, des taudis, du froid… Ils s’en sont sortis. Grâce à l’école ou grâce à l’armée.
Moi qui hésite entre les deux bords, le populaire et le bobo, j’aime ce quartier pour cela, cette mixité sociale, culturelle et raciale, plutôt enrichissante, pour les uns comme pour les autres. Pour peu qu’on en ait envie. Sérieusement, j’aimerais que mes voisins de l’hôtel Houdon obtiennent leurs papiers plus rapidement, que les squatteurs de la rue André-Antoine puissent trouver un toit plus agréable, qu’il y ait un peu moins de misère et d’exclusion. Mais, comme nous ne vivons pas dans le meilleur des mondes, on peut essayer de les aider autrement.
A l’école, c’est pareil. Dans l’école primaire où vont mes deux filles aînées, où ira la troisième, il y a quarante-cinq nationalités ou origines différentes, quarante-cinq pays qui sont représentés dans un bâtiment du 18e : Espagne, Portugal, Italie, Pologne, Albanie, Bulgarie, Ukraine, Tchétchénie, Russie, Yougoslavie, Autriche, Allemagne, Royaume-Uni, Irlande, Norvège, voilà pour l’Europe. Mais ça continue : Turquie, Vietnam, Pakistan, Chine, Sri Lanka, Iran, Philippines, Azerbaïdjan, Arménie, Japon, Chypre, Algérie, Maroc, Tunisie, Mali, Congo, Angola, Sénégal, Zaïre, Cameroun, Cap-vert, Guinée, Togo, Etats-Unis, Bolivie, Argentine, Haïti, Vénézuela, Colombie, Australie.
La moitié des enfants sont de nationalité étrangère, les deux tiers sont d’origine étrangère… Tout un monde…
À suivre
Le lundi 7 février 2005, 21:58 par samantdi
J’aime ce billet, j’aime ton blog, j’aime ta façon directe de parler de la vie dans sa diversité, des combats à mener, des choses qui se tissent entre les gens.
Voilà, je voulais te le dire. Je trouve que c’est chouette ici, ce bout de monde virtuel appelé « Racontars », amarré sur la péninsule U-Blog, qui tient debout. 
Le mardi 8 février 2005, 09:37 par Anne
Oui, joli billet en effet.
Malheureusement, je crains que d’ici quelques années, il n’y aura plus rien dans Paris intra muros qui puisse passer pour un quartier dit populaire…
Le mercredi 30 mars 2005, 12:48 par Elise
Merci pour ton texte. Je vis rue Germain Pilon depuis 10 ans et j’aime ce quartier pour les mêmes raisons que toi, et notamment l’école multi-langue et multi-origine sociale. J’aime les « petites gens », les bobos et mêmes les touristes !
Le mardi 12 avril 2005, 23:56 par Une assistante sociale parisienne en goguette sur votre blog…
Je me permets quelques commentaires (je suis assistante sociale à Paris).
Les hôtels sociaux dont vous parlez ne sont que des hôtels de tourisme qui profitent du manque de logement à Paris et du manque? d?hôtels sociaux ! Ceux-là sont pourvus de travailleurs sociaux. Les AS cherchent des hôtels pour des familles parce que ils n?ont pas d?autre solution? Ils ne peuvent pas conseiller aux familles de s?installer dans des squats, mais parfois il semble qu?il vaut mieux la peste que le choléra. Miteux pour miteux, au moins dans l?un on peut faire la cuisine. Mais figurez-vous que j?ai rencontré plusieurs familles en hôtel pourri (ou à 6 dans 20 m² par ex) à qui on proposait un HLM en banlieue et qui ont refusé.
Le problème du logement à Paris est sans doute un problème politique, mais Paris est une ville petite ! On ne peut augmenter à souhait ses capacités !
Perso, je ne souhaiterais pas être un politique parce que je ne saurais pas comment résoudre ces problèmes !