Il ne faudrait jamais juger les gens, plus facile à dire qu’à faire… Pourtant, pour vivre avec des gens différents, dans les grands fonds de l’île, ce n’est pas tout à fait suffisant. Il faut aussi faire l’effort de connaître. Sinon, c’est donner le champ à des malentendus qui bouffent la vie.
Ainsi, en créole, il n’y a ni merci, ni s’il te plaît, ni aucune formule de politesse. Cela vient probablement du fait que cette langue est née de l’esclavage. On ne se perd pas en « est-ce que tu pourrais me rendre un service et faire ça s’il te plaisait ? », chose qui nous a été tellement rabâchée enfants que c’est devenu naturel (pas si naturel que cela pour certains de nos concitoyens cependant…). On dit directement : « Fais-ci, fais-ça. » Dans la famille de mon mari (celui-ci inclus), quand ils parlent en français, ils gardent la construction du créole, leur langue maman (maternelle).
Ce n’est pas mieux ni moins bien. C’est différent. Et ils ont souvent autant à mon égard. Ils sont patients avec moi.
Cela dit, quand ils demandent quelque chose, leur interlocuteur, non antillais, risque de le prendre comme un ordre, et donc pas très bien. Et eux, à leur tour, se demande pourquoi l’autre prend la mouche. C’est exactement l’histoire du chat et du chien. Quand ils se rencontrent, la première fois, ces deux animaux sont plutôt neutres. Voire heureux. Le chien se met à frétiller de la queue, ce qui chez lui est un signe de contentement. Las, chez le chat, c’est plutôt un signe annonciateur d’attaque. Et il se dit : « Mais pourquoi cet animal est si agressif, il faut que je me défende. Et il se met en colère, il crache, sort ses griffes, à la grande surprise du chien qui se sent trahi : Salaud de chat ! Et c’est comme ça que la bagarre commence…
Cela m’arrive tous les jours de me chamailler avec le Nôm. Pourtant, moi, je suis au courant. Il aboie, je l’envoie péter. Il est tout surpris : mais enfin, qu’est-ce que j’ai dit ?Je me souviens de mes sœurs qui, au début, trouvaient incroyable que ce mec ose me parler sur ce ton ! Comment, moi, une féministe éclairée, pouvais-je supporter ce petit c… et sa façon de parler. Heureusement, elles me l’ont dit et j’ai pu leur expliquer. Mais j’ai également expliqué au Nôm qu’il fallait aussi qu’il fasse des efforts pour comprendre ma société s’il voulait y vivre, parce que sinon, il allait au-devant de nombreux problèmes.
Parce que lorsqu’on dit à un commerçant chez nous, ou à un serveur dans un restaurant : donnes-moi ci, donne-moi ça sans y mettre des formules de politesse, les commerçants, eux, ils ne sont pas amoureux, ils n’en ont rien à faire de comprendre. Ce qu’ils voient, c’est un malotru, Noir de surcroît, et que ça ne va pas se passer comme ça. Cela dit, avec moi aussi il faut qu’il fasse des efforts. Parce que je veux bien comprendre ce qu’on veut, il y a des moments où me faire aboyer dessus, j’apprécie moyen. Et je le dis.
une femme dedans, des femmes dehors
Les Guadeloupéens ont une nette tendance à parler très fort… Au début, quand je ne comprenais pas le créole, j’avais toujours l’impression qu’ils s’engueulaient. En fait, non. Mais au ton employé, on pourrait s’y tromper. Quand deux mecs se croisent, on dirait deux fiers-à-bras qui vont en découdre. Ils ont des airs de matamores et font de grands gestes menaçants. En fait ils se saluent.
Dans toutes les sociétés, la structure familiale, les rapports entre hommes et femmes découlent du passé. Je suis sûre qu’au Québec, le passé de pionnier fait que les femmes n’ont pas tout à fait le même statut qu’en France. Ici, l’histoire, c’est l’esclavage. Et cela plombe bien des choses. Les planteurs pratiquaient l’élevage d’esclave comme d’autres celui de moutons, de bœufs ou de cochons. D’ailleurs, la plupart des termes qui désignent les différentes couleurs de la peau viennent du bestiaire. Mulâtre (mulet), d’abord. Mais aussi chabin (mouton roux que l’on trouvait en Normandie), câpre ou capresse. Pour la reproduction, les femmes étaient en case avec les enfants. Et les hommes, les étalons, étaient amenés de case en case pour engrosser les femmes et faire plein de petits esclaves. La famille a eu beaucoup de mal à se constituer d’abiord parce que nombre de femmes préféraient tuer leur bébé pour ne pas qu’il devienne esclave, ensuite car elle était rarement tolérée par les maîtres. Le père était vendu à une plantation, la mère à une autre, et les enfants, une fois assez grand pour travailler dans une troisième.
Quelque 150 ans après l’abolition, il semble qu’il en reste quelque chose. C’est en tout cas ce que disent nombre de mâles pour excuser leur inconstance. « Tu comprends, doudou, si je te trompe, ce n’est pas parce que je ne t’aime pas, c’est par atavisme. Plus de trois siècles d’esclavage ne s’oublient pas comme ça. Je suis le mâle qui passe de case en case… » Mouais. Je veux bien. Le passé a parfois bon dos. Le fait est qu’il est valorisant pour une mère d’avoir un garçon coureur. Qu’elle couvre son fils, qu’elle le protège, voire qu’elle protège la ou les maîtresses ou élève les petits bâtards.
Il y a des cas comme cela dans la famille du Nôm. Pas son père, non (je ne crois pas que ma belle-mère l’eut toléré, d’ailleurs ses garçons ne fonctionnent pas comme cela non plus, elle n’a que du mépris pour les cavaleurs, ce qui m’arrange bien). Mais certains de ses oncles. Mariés, ou pas, ils ont tous une femme dedans et des femmes dehors. Avec les enfants qui vont avec. La femme dedans est à la fois enviée, car il est rare qu’elle soit abandonnée (à partir du moment où elle a des enfants), et bien à plaindre car souvent à la maison, sans travail, sans voiture, à attendre le mari volage. Mais quand leurs fils deviennent grands, quelle fierté pour elles d’avoir des mâl bougs qui reproduisent le même schéma. Elles devraient plutôt se souvenir combien elles, elles ont été malheureuses.
Et pour une femme dedans, combien de femmes dehors, dont le lot n’est dès lors que de se contenter des restes des autres. Quand elles ont des enfants, nombreux sont les hommes qui assument, continuent de venir les voir, aident comme ils peuvent (et toujours officieusement). Mais nombreux aussi sont ceux qui prennent leurs jambes à leur coup dès que le ventre de leur belle grossit. Nombreuses également sont les jeunes femmes qui se disent que, si elles ont un enfant, elle pourront retenir le volage. Depuis le temps, elles devraient savoir que cela ne marche pas, arrêter de prendre des vessies pour des lanternes. Mais les filles de 20 ans se croient toujours les plus fortes, les plus malignes…
Prénoms, noms, particules d’identité
Une chose m’avait aussi beaucoup intriguée. Le prénom de mon Nôm n’était pas son prénom officiel. Ce n’était même pas son deuxième prénom. Mais depuis sa naissance, on l’appelle ainsi parce que sa mère aime ce prénom. Je me suis longtemps demandé pourquoi elle ne l’avait pas carrément baptisé comme ça. Elle-même ne porte pas son vrai prénom, tout comme le frère du Nôm et pléthore de copains, etc. De fait, la plupart des Guadeloupéens que je connais ont un prénom officiel et un d’usage qui n’a rien à voir. Et parfois plusieurs prénoms qui dépendent du milieu dans lequel ils évoluent : un pour le boulot, un autre pour la famille. Ce serait également un héritage de l’esclavage. Le prénom officiel s’apparente à celui donné par le maître, celui qu’on refuse donc. Le prénom du cœur est celui qui est donné non officiellement, qui ne sert pas à inscrire quelqu’un sur un registre mais à nommer, à dire qui on est.
En fait, ici, le vrai prénom, c’est le surnom, pas celui inscrit sur l’état civil.
Dans une scène d’un de ses romans, Le Quatrième Siècle, Edouard Glissant décrivait comment les noms de famille avaient été donnés aux esclaves aux lendemains de l’abolition de l’esclavage. Il faut dire qu’il fallut alors baptiser des milliers de personnes et que les officiers d’état civil, fraîchement débarqués dans l’île pour ce faire, étaient loin d’être préparés à cette tâche. Mais il y eut aussi beaucoup de bouffonneries et de mépris. Une famille de deux adultes et trois enfants furent nommés Deutrois, d’autres reçurent des noms grecs de fonctionnaires qui se targuaient de lettres classiques. D’autres enfin reçurent le nom de leurs anciens maîtres, soit tel quel, soit détournés. C’est ainsi que les esclaves de Senglis, un des maîtres du roman, furent baptiser Glissant. On ne compte pas les Nègre ou les Naigre…
Mes filles ne savent de cette histoire que celle du prénom caché, traditionnellement le deuxième. Elles ne savent pas bien encore ce que cela veut dire, mais c’est pour elles, très important. Presque autant que leur prénom usuel. J’ai bien fait d’apporter dans leur choix, le même soin qu’aux autres. Olivia, Gervaise, Rosélie. Laquelle est laquelle ?
Il ne faudrait donc jamais juger les gens. Mais parfois, à force de les comprendre, on finit par accepter tout et n’importe quoi. Il ne faut pas s’oublier. J’ai aussi ma culture, mon mode de vie… Et j’entends qu’on le respecte. C’est souvent sujet de friction entre le Nôm et moi. Entre sa famille et moi. Mais lui et moi arrivons toujours à trouver un terrain d’entente. Grâce à notre respect mutuel. Grâce à l’amour aussi, bien sûr. La famille, ça, c’est autre chose.