Chaque soir, qu’il vente, qu’il pleuve ou que la nuit soit douce, après le dîner, maman nous emmène faire une promenade. Le dessert avalé, elle essuie sa bouche délicatement, pose sa serviette à côté de son assiette, nous regarde en souriant et nous dit : « Allons-y, il est l’heure. » Alors, nous nous levons en silence et nous nous préparons à sortir.
En hiver, nous hantons les ruelles de notre village. Il n’y a bien sûr plus personne, à cette heure-là, dehors. Juste un bout de rideau qui bouge à notre passage, un volet qui claque pendant qu’une voix nous lance : « Bonsoir Mme Moret, bonsoir les enfants… » Nous remontons la grande rue, débouchons sur la place où l’église et la mairie se font face, faisons le tour du square puis repartons chez nous, où papa nous attend avec un verre de lait chaud et une serviette pour sécher nos cheveux humides quand le temps s’est mis à la pluie.
Mais en été, surtout pendant les grandes vacances, elle nous entraîne à sa suite dans les chemins qui bordent prés et champs. Passant derrière l’église, nous longeons le cimetière, traversons le verger du père Nicolas et grimpons hardiment la colline. Parfois, surtout quand il fait très chaud, nous continuons vers la forêt. Nous entrons dans le sous-bois en ordre de bataille et nous nous égaillons, à la poursuite les uns des autres. Maman n’est pas la dernière à s’amuser et nous poursuit avec un bout de bois en guise d’épée. Elle finit toujours pas nous rattraper. Elle fait alors semblant de manger Louise, ma petite sœur, ou de me ficeler à un arbre avec force chatouilles. Nous nous écroulons de rire dans la mousse. Et restons là, un moment, les joues rouges et le cœur haletant.
Mais le plus souvent, nous restons en haut de la colline. Nous nous allongeons dans l’herbe. Je m’installe toujours à la gauche de maman et Louise à sa droite. Au milieu des herbes folles, nous regardons la nuit tomber, les étoiles s’allumer et le soleil fuir vers l’ouest pour prendre disparaître. Nous parlons de choses et d’autres. C’est le moment des petits secrets. Parfois, elle m’interroge sur l’école, les copains, les amoureuses qu’elle essaie de deviner. Parfois, elle chuchote mille secrets à l’oreille de Louise qui se tortille de plaisir. Mais, ce que je préfère, c’est quand elle nous raconte sa rencontre avec papa. Elle regarde le ciel et, pendant qu’elle nous réinvente cette épisode mille fois ressassé, un demi sourire se dessine sur ses lèvres. Nous restons là, blottis, contre la chaleur de son corps, presque à prendre sommeil. « Mais il n’est pas question que je vous porte, petits chenapans », s’exclame-t-elle en se levant prestement et en s’engageant dans le sentier qui descend vers le village. Il ne nous reste plus, à Louise et à moi, qu’à nous ébrouer et à la suivre, moitié courant, moitié marchant, toujours râlant, jusqu’à la maison.
Une fois, une fois seulement, je lui ai demandé pourquoi. Pourquoi des promenades dans le village l’hiver ? Pourquoi ces courses dans les champs l’été ? Pourquoi ces sorties, toujours après dîner.
Elle n’a pas répondu tout de suite. Elle a tourné son visage vers moi et j’y ai vu comme un voile de tristesse. Puis elle a caressé mes cheveux en souriant : « Quand j’avais ton âge, il y avait la guerre. Il n’y avait plus d’école, plus de promenade. Nous sortions très peu de la maison, pas plus d’une ou deux heures par jour, à cause des bombardements, des snipers qui nous prenaient pour cible. Tu sais, ma meilleure amie, Yelena, est morte lors d’un attentat au marché où nous faisions nos courses. Elle a été déchiquetée par la roquette qui a explosé. Et puis, le soir, il y avait le couvre-feu. Dehors nous était totalement interdit. Nous ne pouvions ni sortir bien sûr ni ouvrir nos fenêtre et encore moins allumer une bougie sans avoir occulté les vitres par de gros rideaux ou des tapis. Hiver comme été, à 18 heures, nous étions bouclés chez nous. Pendant toute la fin de mon enfance et mon adolescence, le soir m’a manqué. Alors, depuis, je ne manque jamais aucun de nos rendez-vous…
– Maman…
– Un jour, sans doute, quand tu seras un peu plus grand, je te raconterai la guerre. Mais un jour. Pas un soir. Le soir, vois-tu, ce n’est que pour les souvenirs doux et les échappées belles. Allez viens, on y va… »
Elle s’est relevée d’un bond, a pris Louise dans ses bras et nous sommes redescendus en silence. Arrivés en bas de la colline, elle s’est arrête, a humé l’air du soir et s’est mise à rire. « Il faut rire, Paul, souvent. Rire parce que nous sommes vivants. »
Cette histoire est ma participation au diptyque 3.3. dans le cadre des soldes. L’histoire de la photo d’Ali Baba
Cette histoire m’a été inspirée par deux personnes entendues dans une émission de « Cosmopolitaine », de Paula Jacques, le 8 octobre 2006. Dans un reportage, Zlata Filitovic – qui n’avait que 11 ans lorsque Sarajevo, sa ville natale, est devenue une ville assiégée – raconte comment elle a été sauvée grâce à l’écriture puis par la publication de son journal intime en France. Après avoir écouté ce reportage, Toni Gatlif a évoqué à son tour ses souvenirs de la guerre d’Algérie et notamment la terrible rigueur du couvre-feu. Ces souvenirs en ont éveillé d’autres : quand j’avais moi-même 10 ou 12 ans, soit l’âge de ma fille aînée, ma mère nous racontait sa vie, à peu près au même âge, à Paris, sous les bombardements alliés… et le terrible couvre-feu qui me filait des angoisses rien qu’à l’imaginer…
1. Le jeudi 4 janvier 2007, 21:13 par Dom
Je viens de finir de lire ce texte les larmes aux yeux. La guerre a profondément marqué ma mère au point où les avions dans le ciel qui n’étaient que jeu pour moi lui remplissait les yeux de larmes, où le son de la fanfare dans la rue n’éveille qu’un mouvement de recul.
Alors oui, tu as raison, comme il est bon de se sentir vivant, libre et vivant, tandis que tant d’autres à cette heure souffrent de la folie des hommes.
Merci pour ce texte.
2. Le jeudi 4 janvier 2007, 23:49 par anita
très beau texte.
