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Chaque midi en ce moment Je vais déjeuner avec Jim Harrison.


Nous nous donnons rendez-vous au square, près du journal, et on taille une petite bavette sur tout et sur rien. Enfin, vous pensez bien que devant un tel bonhomme, je reste plutôt coite et que je me contente d’écouter. Ce qui ne m’empêche pas d’avoir mes petites réflexions à moi…

Aujourd’hui, nous avons parlé d’alcool, de striptease et de chasse. Il adore le vin, vous saviez cela ? Le vin français s’entend. Il m’avoua en riant que ses achats de vins en France (surtout du côte-du-rhône, gigondas entre autres) lui garantissent que dans quelques années il ne s’arrêtera pas à la sortie du bureau, avant de rentrer chez lui, pour boire « ce cabernet californien sirupeux que quelques crétins aiment tant ». « Les vins californiens ne sont pas, si j’ose dire, ma tasse de thé. Est-ce parce que la Californie est devenue un Etat où l’on ne peut plus fumer une cigarette en paix tout en savourant un bon vin. Sans doute. »

C’était bien la première fois que j’entendais quelqu’un se permettre de critiquer le vin californien. Il est de bon ton d’en dire le plus grand bien.

Il me racontait comment il en était venu à l’alcool et comment aussi, pour garder sa plume, il avait renoncé à ces cuites mémorables qui laissent un mal de crane tout aussi mémorable. La perte de contrôle le terrifie. Mais ajouta-t-il, « il faut toujours séparer le problème de la vertu et celui de la perte de contrôle. Comme toujours, il y a beaucoup trop de mensonges en circulation. dans certains pays. En France par exemple, les gens boivent davantage d’alcool, mais ont moins de problèmes. C’est en partie dû à la prédominance du vin qui joue moins le rôle d’un pistolet hypodermique sur le comportement, mais aussi parce que la consommation de vin n’est pas associée à la vertu ou à son absence. C’est un problème pratique. » Oh que j’aimerais que nous restions nous-même. Mais à force d’entendre dire que le vin est une drogue comme les autres, je crains que nous finissions comme les puritains coincés de son pays.

Après, il m’a raconté les boites à striptease qu’il avait fréquentées et le bien qu’il en pensait. J’avoue n’y rien connaître aussi l’ai-je laissé parler. Il s’est moqué en passant de la pudibonderie qui règne dans son pays. Ainsi m’a-t-il dit : « Les autorités se sentent souvent menacées par des menaces imaginaires […] En tant qu’Américain ayant droit à la liberté, je pense obstinément qu’une femme nue ne

met pas en danger les droits civiques des citoyens et même qu’elle les encourageait plutôt. » Je n’ai pas voulu épiloguer. Alors il m’a clouée en ajoutant « Tant Orwel qu’Huxley (dont il juge les mondes beaucoup plus proches de nous qu’on ne le croit) découvrirait avec amusement le “safe sex” représenté sur les sites porno des ordinateurs. Sans parler de la prédominance du comportement politiquement correct. Et peu à peu, l’idée même d’un boulot qui n’était jadis guère qu’un simple gagne-pain, s’est identifié à la vie. »

Alors là, je ne peux que souscrire, moi qui depuis toujours soutiens, paraphrasant Molière qu’« il faut travailler pour vivre et non pas vivre pour travailler. »

Et Jim d’hocher la tête en ajoutant : « L’époque du temps discrétionnaire consacré à la gnôle et la drague s’éloigne rapidement dans le passé. » Pauvre Jim, pauvre de nous. C’est vrai que les années qui s’en viennent semblent moins flamboyantes que celles que nous avons connues…
Nous étions là, tous les deux sur ce banc, lui à causer, moi à manger mon déjeuner tout en l’écoutant…

Quand nous eûmes finis, nous nous serrâmes la main en nous disant au revoir, à lundi, s’il ne pleut pas…

Jim Harrison, En marge, Christian Bourgeois éditeur